Un article du courrier international sur le sujet parlant de la fracture social générée par les péages actuel.
Péages. "Liberté, égalité, curiosités" : les Français préfèrent perdre leur temps que leur argent
Le Soir
C'est un chiffre spectaculaire : 65 % des Français n'empruntent plus les autoroutes tant les péages sont devenus rédhibitoires. C'est le retour (forcé) des chemins de traverse. La fin d'une époque, aussi, où la vitesse était synonyme de liberté.
Avant, il y a longtemps, c'était le choix par défaut. Les Français, comme les vacanciers belges en partance pour le Sud, quittaient les autoroutes de l'Hexagone quand ils étaient scotchés sur le bitume par les bouchons. C'était alors, à cette époque préhistorique où le GPS n'existait pas, le moment de suivre les conseils de celui qu'on n'appelait pas "Waze" mais "Bison futé". Le temps, aussi, de se disputer avec son conjoint qui tenait la carte, mais ça, c'est une autre histoire. Désormais, ce sont les nationales et les départementales qui ont le vent en poupe, et les voies rapides qui sont devenues les exceptions. Au pays de Renault et de Citroën, un sondage Ifop nous apprend que 65 % des automobilistes n'empruntent plus les autoroutes dès qu'ils ont une alternative. Une préférence pour les chemins de traverse ? Non : c'est l'inflation qui a "désespéré Billancourt" : les prix des péages sont si exorbitants qu'ils sont carrément devenus impayables pour les deux tiers de la population.
La presse régionale regorge d'ailleurs de pépites sur les manières de contourner ces barrières à cash. Dans le Midi, un quotidien livre des trucs et astuces pour payer moins cher, en invitant ses lecteurs à sortir (et à re-rentrer) à chaque péage car les petits tronçons coûtent moins cher que les longs. Un autre nous apprend (et ce n'est pas une blague) que, à la frontière franco-italienne, un chauffeur de camion a été surpris en train de remonter une piste de ski avec son poids lourd. Il avait équipé ses pneus de chaînes pour tenter de contourner le péage, hors de prix, du tunnel du Mont-Blanc...
À tout prendre, les Français préfèrent perdre leur temps que leur argent. Car c'est la même tendance que traduit le succès de ce qu'on a appelé les "cars Macron", mis en service depuis 2015. Pour un même jour, on a calculé : un autobus va prendre au minimum treize heures et demie pour relier Marseille à Lille, contre six heures en train. Mais il n'en coûtera que 130 euros, contre le double par le chemin de fer.
Une bombe sociale
Le sujet des péages est une bombe sociale en puissance. Il ne manque plus que le déclencheur, selon le sondeur Jérôme Fourquet. Car, historiquement, les péages n'ont pas seulement semé la rage des "gilets jaunes" (en 2018) et celle des "bonnets rouges" (en 2013). "La barrière de péage est devenue une barrière sociale, expliquait récemment au journal Le Parisien le directeur du département Opinion de l'Ifop. Rappelez-vous qu'avant la prise de la Bastille, le 14 juillet, les révolutionnaires avaient détruit, la veille, les barrières d'octroi de Paris."
Construites pour l'essentiel durant les Trente Glorieuses, les autoroutes devaient être un symbole d'égalité pour les Français. Une loi de 1995 stipule même que "tout territoire doit se trouver à moins de 50 kilomètres (ou quarante-cinq minutes) d'un échangeur autoroutier". Mais la "bagnole", celle qu'Emmanuel Macron confessait "adorer" lors d'une interview télévisée il y a quelques mois, n'est plus cet engin qui permet aux Français d'aller "où ils veulent quand ils veulent", comme le disait Pompidou au temps de la 2 CV et de la 4 L. Elle est devenue la caricature d'un pays à deux vitesses.
Dans les grandes villes, les ménages s'en passent volontiers (seulement un tiers des foyers à Paris possède une voiture), et roulent de plus en plus de véhicules propres et silencieux. Mais dans les campagnes, des guimbardes dont on se demande comme elles passent le contrôle technique sont bricolées avec des pièces de rechange par leurs propriétaires les plus infortunés.
Pas étonnant que les autoroutes soient devenues, ces dernières années, le sujet d'un féroce débat politique. A la manoeuvre, la gauche radicale et l'extrême droite, qui y voient l'arnaque du siècle, la spoliation des Français par les sociétés privées qui ont obtenu les concessions sous le gouvernement de Dominique de Villepin il y a près de vingt ans et qui engrangent depuis des superprofits. En 2023, les péages ont augmenté de 4,75 %. Leur tarif est même indexé sur l'inflation alors que les salaires (à part le Smic) ne le sont pas...
Renationaliser ?
"Un rapport de l'inspection des finances a relevé que la rentabilité des actionnaires de ces sociétés était de 12 % par an. C'est colossal", relève l'Insoumis François Ruffin. "Pourtant, j'ai vérifié : sur les aires d'autoroutes, les toilettes ne sentent pas le Chanel N° 5 et je n'ai pas vu de caviar dans les sandwichs triangle." "Levez les barrières de péage !" réclame dès lors le député picard en demandant de raccourcir les concessions accordées aux sociétés privées.
Rendre à l'État ce qui appartenait à l'État : Marine Le Pen est sur la même longueur d'onde. La renationalisation des autoroutes ferait même partie des toutes premières mesures qu'elle prendrait si elle était élue. "Ça permettrait de baisser de 10 à 15 % le prix des péages", a calculé la triple candidate de l'extrême droite à l'élection présidentielle. Une hérésie, selon le ministre des Finances, Bruno Le Maire, pour qui racheter les concessions d'autoroutes coûterait 40 milliards à l'État alors qu'il suffirait d'attendre quelques années (à partir de 2031) pour les récupérer gratuitement au terme des contrats passés. Avant d'être remercié du gouvernement, son ancien collègue aux Transports Clément Beaune préférait opter pour une taxe spéciale qui frapperait les sociétés gestionnaires des autoroutes.
Au-delà des péages, c'est la pertinence même du modèle autoroutier à la française qui commence à être remis en question. Entre Toulouse et Castres, un projet de tronçon fait hurler les militants écologistes depuis des mois. L'un d'eux, en grève de la faim, s'est même juché sur un platane avant d'y être délogé par la maréchaussée. Mais le projet d'A69 sera conduit à son terme en 2025. Le tronçon, long de 53 kilomètres, devrait permettre de gagner de vingt-cinq à trente-cinq minutes, selon ses partisans. Pour ceux, seulement, qui auront les moyens de l'emprunter...