J'ai lu un article intéressant sur les hausses exagérés des péages dans Le Point :
Le prodigieux magot des autoroutes
Racket. Comment les autoroutes gagnent à tous les coups. Enquête.
Comme tous les ans, les Français râlent aux barrières de péage. Parce que c'est cher, bien sûr. Trop cher. Et puis surtout parce que les automobilistes ne savent jamais réellement s'ils paient le « juste prix »... Et qu'ils n'ont absolument pas les moyens de le savoir. Prenons un exemple au hasard. Pour un Paris-Hossegor, il en coûte 52,30 euros. Dieu merci, en présentant sa carte bancaire, le malheureux automobiliste ignore que, s'il avait préféré cet été l'Hérault aux Landes, il aurait fait des économies. Eh oui ! Il n'en coûte « que » 39,80 euros entre Paris et Sète pour à peine 18 kilomètres d'autoroute de différence. Pourquoi ? Trouver la réponse relève du casse-tête. Ceux qui souhaitent s'y retrouver doivent commencer par lire les pages 243 et 244 du rapport 2008 de la Cour des comptes. Morceau choisi : « Le dispositif tarifaire n'est pas conçu en niveaux mais en variations : en classe 1 [véhicules légers] , la moyenne des évolutions des TKM [tarifs kilométriques moyens] des sections de référence délimitées dans le contrat d'entreprise, pondérée par leur trafic en kilomètres parcourus, doit être égale à la hausse globale annuelle accordée [hausse du tarif kilométrique moyen du réseau] . » Vous n'y comprenez rien ? C'est normal ! Cette formule alambiquée et incompréhensible explique pourtant par quel mécanisme la hausse annuelle des tarifs pratiquée par les sociétés propriétaires des concessions d'autoroutes est encadrée par l'Etat. Mais elle explique aussi... pourquoi cette limite n'est jamais respectée ! « Tout est fait pour dérouter le spécialiste comme le néophyte », soupire le président de la 7e chambre de la Cour des comptes. Et il n'est pas le seul à le dire... L'ancien directeur du développement et de la modernisation de la Sanef, parti en 2008 pour la Caisse des dépôts, le confirme : « Fixer les tarifs, c'est un métier. Dans les sociétés d'autoroutes, des ingénieurs sont payés pour ça. » Leur savoir-faire : multiplier les tarifs en fonction de l'intensité du trafic. Avec cette logique : sur les tronçons les plus fréquentés, l'augmentation des tarifs autorisée par l'Etat est allègrement dépassée. Tandis que le tarif des tronçons déserts reste stable. Le jeu : découper les trajets en autant de tronçons que nécessaire pour permettre d'augmenter les recettes plus vite que les tarifs. Celui qui aurait la patience d'étudier de près les invraisemblables tableaux téléchargeables sur les sites Internet des sociétés concessionnaires constaterait ainsi que le prix des trajets complets augmente beaucoup plus vite que celui des petits trajets. « Au hasard, un Paris-Beaune d'une traite coûte 19,80 euros. Mais si vous vous amusez à sortir et revenir immédiatement sur l'autoroute à Ury puis à Joigny, vous économisez 2,20 euros, soit 12,5 % du trajet » , confie un cadre des Autoroutes Paris-Rhin-Rhône (APRR), aujourd'hui à la retraite. Pas mal. Mais loin du « modèle » Cofiroute, seule société qui ait toujours été privée. Pour cette filiale du géant du BTP Vinci, un Paris-Le Mans d'une seule traite coûte 20 % de plus que le même trajet tronçonné en trois. Cette pratique a un nom, le « foisonnement » et, quoiqu'elle paraisse scandaleuse, elle est parfaitement légale.
Privatisation surprise
Elle est aussi indolore : pour le riverain de l'autoroute, usager régulier sur les petits trajets, les prix restent modérés. Du coup, le député et les maires du coin s'en accommodent. Le pigeon reste celui qui effectue un aller-retour annuel et ne s'aperçoit de rien. A la Sanef, on assume : « L'autorité concédante fixe une règle d'évolution annuelle des tarifs que doivent acquitter les usagers, mais non les recettes du concessionnaire », écrit la société en réponse à la Cour des comptes en 2008. Une véritable faille, selon Christian Descheemaeker, président de la 7e chambre de la cour et auteur du rapport. Une aubaine pour l'ancien cadre de la Sanef : « Quand l'Etat autorise 2 % de hausse des tarifs, le chiffre d'affaires de la société augmente du double. »
Pourquoi se scandaliser ? Cette pratique ne date pas de la privatisation, rappelle-t-il. Elle a été inventée par l'actionnaire majoritaire d'hier : l'Etat lui-même ! Les fonctionnaires de la Direction des routes, service public chevillé à l'âme, avaient la satisfaction de savoir que ces recettes allaient alimenter le budget de l'Equipement et servir à construire des kilomètres de bitume. C'est bien pour cela que Gilles de Robien, ministre des Transports entre 2002 et 2005, s'est opposé tant qu'il l'a pu à la privatisation. Las ! En 2006, à la surprise générale, et au grand dam des hommes de l'Equipement, Dominique de Villepin décide de vendre les parts de l'Etat. Les concessions passent intégralement au privé au moment même où la plus grande part du réseau est amortie et où les bénéfices commencent à entrer dans les caisses. A l'époque, François Bayrou crie au scandale et portera l'affaire jusqu'au Conseil d'Etat. En vain : l'opération rapporte 14,8 milliards à l'Etat, qui a préféré une grosse entrée d'argent immédiate plutôt que des gains futurs et réguliers. Pourquoi pas ? estiment certains spécialistes. Mais encore faut-il être sûr d'avoir vendu au bon prix. Le doute est permis lorsqu'on sait que Vinci a pu acquérir Autoroutes du sud de la France (ASF), dont il détenait déjà 23 %, sans autre enchérisseur.
Surtout, pour la Cour des comptes, l'Etat aurait dû, préalablement à la vente au privé, remettre à plat les règles de tarification. En livrant à des actionnaires privés un tel maquis réglementaire, il a confié au loup la garde de la bergerie. Pour l'ancien d'APRR, les recettes se sont envolées après la privatisation : « Avant 2006, pour 2 % de hausse autorisée, nous parvenions à un bonus de 0,5 %. On est passé à 1 %. » Entre-temps pourtant, la Cour des comptes avait rendu public son brûlot, et l'Etat, dans sa réponse, expliquait vouloir mettre fin aux abus et s'engageait à récupérer le trop-perçu auprès des sociétés nouvellement privatisées. « Le rattrapage devait s'étaler sur deux ans, se souvient notre témoin. En 2007, APRR a joué le jeu. Mais, en 2008, la Direction des routes avait disparu, noyée dans une Direction générale des infrastructures des transports et de la mer au sein du ministère du Développement durable. L'ancien directeur a été promu et la nouvelle équipe a "oublié" de réclamer son dû ! » Cette réorganisation du ministère semble avoir été une excellente nouvelle pour les sociétés concessionnaires. « Nous n'avons plus d'interlocuteur », confirme Laurent Hecquet, délégué général de l'association 40 Millions d'automobilistes, qui tente de faire valoir le point de vue des usagers. A la nouvelle Direction des infrastructures, Marc Papinutti affirme que tous les problèmes soulevés par le rapport de la Cour des comptes sont en passe d'être réglés. « Nous avons vérifié les augmentations trajet par trajet : c'est la fin du foisonnement. »
Monopole de fait
Pourtant, les économistes spécialistes des transports sont unanimes : le ministère a bien du mal à faire valoir les intérêts du service public auprès des sociétés privées. On murmure même que les compétences ont fui les services. Beaucoup des anciens ingénieurs des Ponts qui ont fait leur carrière au ministère des Transports ont rejoint les états-majors des sociétés concessionnaires (voir encadré) . Preuve que l'esprit du service public perdure ? Ou qu'au contraire la connivence est de règle, au profit non de l'aménagement du territoire, mais des dividendes des actionnaires ?
Lors de la privatisation, l'Etat semble bien avoir oublié l'usager. Or celui-ci se trouve face à un monopole de fait. Théoriquement, l'automobiliste peut toujours prendre la nationale, à ses risques et périls. Les camions, notamment, ne s'en privent pas, mais plus pour longtemps, Europe oblige. En effet, après avoir limité les ristournes que les sociétés d'autoroutes pouvaient concéder aux transporteurs, les règlements européens s'apprêtent à obliger la France à taxer les poids lourds quelle que soit la route qu'ils empruntent. La taxe poids lourds est écologiquement correcte. Elle est aussi un fantastique cadeau aux sociétés concessionnaires : s'il n'y a plus rien à gagner sur la nationale, les clients qui leur échappaient encore vont revenir en masse sur l'autoroute. En 2008 déjà , entre la baisse des ristournes et l'augmentation des péages, le coût global de l'autoroute a augmenté de plus de 25 % pour les professionnels, estimait la Fédération des entreprises de transport et logistique. Sans que jamais, bien sûr, il soit question d'une quelconque baisse du tarif pour les voitures !
Résignés, les usagers ne rêvent plus de voir diminuer le prix des péages. Reste au moins à s'assurer qu'ils continuent à en avoir pour leur argent. Or, selon les professionnels, la privatisation a permis aux sociétés de maximiser les profits par la hausse des recettes, mais aussi par un resserrement des dépenses : « A la Sanef, j'ai vu baisser le budget d'entretien de manière significative », reconnaît un ancien cadre dirigeant qui a accepté de témoigner. Chez APRR, propriété d'Eiffage, les sources d'économies sont différentes : « Le bitume, c'est eux qui le vendent, alors il n'y a pas à s'en faire. Par contre, le nombre de patrouilles sur les autoroutes a diminué de moitié », confie le cadre d'APRR. Dans l'un et l'autre cas, c'est la sécurité qui pourrait faire les frais de la privatisation.