Le Monde a écrit:Entre Sicile et Calabre, un pont si loinLe vieux rêve d’unir l’île à la péninsule italienne par un ouvrage hors normes a refait surface lors de la campagne pour le référendum du 4 décembre. Mais le projet reste très hypothétique.LE MONDE ECONOMIE | 01.12.2016 à 11h50 | Par Jérôme Gautheret (Reggio de Calabre, envoyé spécial)La friche est à l’abandon, sans charme particulier. Mais la vue qu’on y admire est à couper le souffle. Devant, le port de Messine et le relief sicilien se découpent avec une parfaite netteté, dans un ciel sans nuages. L’île semble à portée de main, alors qu’elle est séparée du continent par un détroit de plus de 3 kilomètres de large…
C’est de cet endroit encore sauvage situé en bordure d’une route irrégulière, à quelques kilomètres du port de Villa San Giovanni, et pour tout dire au bout du monde, que devrait partir un jour le pont qui reliera la Calabre à Messine, arrimant la Sicile au sud de la péninsule italienne et réalisant ainsi un rêve vieux de deux millénaires.
Quand les travaux vont-ils commencer ? Ou plutôt : commenceront-ils bien un jour ? Vu de la plus grande ville de Calabre, Reggio, à quelques kilomètres plus au sud, la question intrigue. Mais ici, on a cessé depuis longtemps de faire des pronostics. « Moi, en tout cas, je ne le verrai pas de mon vivant », affirme dans un sourire Mimmo Gangemi, ingénieur de formation, auteur de romans policiers (deux d’entre eux sont traduits aux éditions du Seuil) et enfant des montagnes de Calabre, qu’il n’a jamais vraiment quittées.
« Infrastructure prioritaire pour l’intérêt du pays »Ce sexagénaire souriant et chaleureux, intarissable sur les mystères de son pays, ne cherche pas à masquer son fatalisme. « Vous savez ce pont, on en parle depuis l’indépendance du pays, ça fait cent cinquante ans au moins qu’ils y pensent… », explique-t-il en marchant doucement le long de la superbe promenade qui fait face au détroit, celle que le poète Gabriele D’Annunzio aurait, selon la légende, qualifiée un jour de « plus beau kilomètre d’Italie ».
Au pays des grands travaux qui jamais ne finissent, le pont sur le stretto n’est pas un chantier comme les autres. C’est un des plus emblématiques, une matérialisation dans l’espace de l’unité italienne. Une chimère, sans cesse repoussée à plus tard.
Pourtant, cet automne, sans doute à la faveur de la campagne sur le référendum du 4 décembre, les choses ont bougé. En septembre, le premier ministre italien Matteo Renzi a annoncé sa volonté de faire redémarrer le projet. Mi-novembre, à la demande du gouvernement, un amendement visant à reconnaître le pont comme « infrastructure prioritaire pour l’intérêt du pays » a été ajouté au texte du budget 2017. Le gouvernement doit investir 2 milliards d’euros dans le chantier, dont le coût total estimé serait de 8 milliards. Selon le chef du gouvernement italien, « le pont pourrait créer 100 000 emplois ».
Projet particulièrement tourmentéLes plans sont réalisés, les études faites. L’ouvrage d’art, aux proportions hors normes, doit faire 5 kilomètres de long dont 3 300 mètres de tablier, sans piliers intermédiaires (un record), et le tout sera tenu par des câbles de suspension de plus de 1,20 mètre de diamètre. Le pont, d’une largeur de 60 mètres, s’élèvera 70 mètres au-dessus du niveau de la mer pour laisser passer les cargos (le détroit de Messine est une des routes maritimes les plus fréquentées de Méditerranée), et les deux piles tenant l’ensemble culmineront à 382 mètres de hauteur. Il s’agit d’accueillir 140 000 véhicules et 200 trains par jour.
Bref, rien ne semble empêcher le chantier de démarrer enfin. Alors pourquoi donc ce scepticisme général ? Cela tient beaucoup à l’histoire du projet, particulièrement tourmentée. La première tentative moderne remonte à 1840. Le royaume de Naples jetait ses derniers feux quand Ferdinand II de Bourbon a lancé un concours d’architectes, reprenant un songe de Pline l’Ancien, qui relatait comment, à l’époque des guerres puniques, les légions romaines avaient réalisé un pont de bateaux entre Charybde (en Sicile) et Scylla (sur le continent), pour faire traverser 140 éléphants pris aux Carthaginois. Mais les difficultés techniques sont telles que le roi est contraint de renoncer.
Le rêve d’unir les deux rives persiste et se renforce avec l’unification de l’Italie, mais il faudra attendre plus d’un siècle pour l’envisager concrètement. Les premières études sérieuses commencent dans les années 1970. Au milieu des années 1980, le président du conseil Bettino Craxi en fait son cheval de bataille, et un projet préliminaire est publié en 1992. Mais Craxi est balayé par l’opération « Mains propres ».
Exhumé cet automne par un Matteo RenziAu début des années 2000, le chantier devient un sujet d’affrontement gauche-droite. Alors chef de gouvernement, Silvio Berlusconi s’en fait l’avocat. Mais après sa victoire électorale en 2006, Romano Prodi suspend tout. Le projet est une nouvelle fois exhumé en 2008, après le retour au pouvoir de la droite, avant de faire les frais de la cure d’austérité infligée au pays par Mario Monti, en 2011-2012.
Il semblait enterré pour de bon lorsqu’il a été exhumé cet automne par un Matteo Renzi en campagne, lancé dans une grande entreprise de séduction du centre droit, et plus largement d’un Sud dont les voix lui font cruellement défaut. Sa conversion est si soudaine qu’elle a de quoi surprendre : en 2010, le jeune maire de Florence n’avait-il pas fait de ce chantier le symbole d’un modèle de développement dépassé, lançant « je voudrais un pays qui préfère le haut débit au pont sur le stretto ? »
La région cumule les handicapsDe fait, même sur place, les avis sont partagés. « La plupart des gens ne sont pas contre le pont par principe, explique M. Gangemi. Quand ils disent non, c’est un non relatif. C’est juste qu’il y a tellement de choses à faire… Notre région est dernière dans tous les domaines : l’éducation, la santé… Notre agriculture a été détruite, et les routes sont dans un état désastreux. Quand vous devez vous rendre à Milan pour une appendicite ou un problème aux yeux, comment pouvez-vous penser qu’un pont est la priorité ? » Avec 16 500 euros de produit intérieur brut par habitant, moins de la moitié du niveau de vie de la Lombardie, la région cumule les handicaps.
Le jeune et dynamique président du conseil régional de Calabre, Nicola Irto, 35 ans, comprend ces réserves. « Mais le pont ce n’est pas uniquement un projet pour la Calabre, ça parachève un axe Berlin-Palerme : ça concerne toute l’Europe », avance-t-il. Il ne fait pas partie des adversaires déclarés du projet, comme son voisin d’en face, le maire de Messine Renato Accorinti, un militant écologiste élu sous la bannière « no ponte ». Mais il se garde bien de prendre ouvertement position, et montre, depuis l’immense baie vitrée de son bureau donnant sur le détroit, le trafic incessant des bateaux, que des travaux viendraient compliquer durablement.
L’autre difficulté matérielle majeure, c’est le risque sismique. Il suffit pour en prendre conscience de se promener quelques heures dans Reggio de Calabre : le centre-ville est un damier parfait, une incongruité sur un site urbanisé depuis l’antiquité grecque. C’est que la ville a été intégralement reconstruite après le séisme de 1908, qui a fait plus de 100 000 morts dans la région.
Sur les terres de la ‘Ndrangheta.« Le détroit est le lieu de passage d’une faille nord/sud très nette, explique la sismologue Lucilla Benedetti (CNRS). Et les stations GPS implantées à Messine et en Calabre montrent que le détroit s’élargit. Pour nos prévisions, nous ne pouvons que nous fonder sur nos observations. Mais ce que nous voyons, c’est que depuis le XVIIIe siècle, pour l’Italie, c’est là que les secousses ont été les plus fortes. Il y a eu 1783, 1857, 1908… A chaque fois les destructions ont été terribles. » Le pont qui devrait bientôt sortir de terre sera conçu pour résister à un tremblement de terre d’une magnitude de 7,1. Celui de 1908 était de… 7,2.
Et puis il y a un autre risque, dont tout le monde n’accepte pas de parler à voix haute. En Calabre, nous sommes sur les terres de la puissante ‘Ndrangheta. Aucun grand chantier ne peut se lancer sans que l’organisation mafieuse soit concernée, de près ou de loin. Alors un pont à 8 milliards d’euros…
La guerre souterraine qu’elle livre à l’Etat italien est visible à chaque coin de rue. A Reggio, ce n’est pas toujours la crise qui fait fermer les commerces. Beaucoup de rideaux métalliques ont été baissés par décision administrative, parfois sur la base de simples dénonciations. Si bien qu’à la nuit tombée, il n’est pas si facile de trouver un café ouvert.
Pour avoir dénoncé l’arbitraire de ce système, et aussi parce qu’il a plusieurs fois affirmé que certains magistrats exagéraient l’importance de la mafia pour faire carrière, M. Gangemi a perdu quelques amis, à Rome et ailleurs. « Je suis né ici. Je les connais, depuis mon enfance je respire le même air qu’eux. Je ne vais pas vous dire que la ‘Ndrangheta n’existe pas ! » Mais selon lui, cette réalité ne doit pas justifier que l’Italie abandonne la Calabre à son sort. « Si on renonce à un chantier parce qu’on a peur de la mafia, qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire qu’ils ont gagné. »
Jérôme Gautheret (Reggio de Calabre, envoyé spécial)