Le routier de demain devra-t-il avoir le pied marin ? La question, pour saugrenue qu'elle paraisse, a du sens. C'est en tout cas le secret espoir entretenu par les promoteurs de « l'autoroute de la mer », lancée le 16 septembre dernier entre Montoir (Saint-Nazaire) et Gijón, en Espagne. Pour l'instant, c'est une goutte d'eau dans un océan de camions… sur la route.
Direction le terminal, où est amarré le « Norman Bridge ». C'est un fameux « ro-ro » (roll-on, roll-off ) qui accueille les véhicules par des rampes d'accès. Celui-ci a une capacité de 120 semi-remorques. Du long de ses 180 mètres hors tout, avec ses 2 000 mètres linéaires, le navire de la LD Lines a du coffre.
Embarquement immédiat. Le départ est prévu ce vendredi à 23 h 59. Une quarantaine de camions patientent depuis plusieurs heures déjà au pied des grues. Les formalités administratives occupent les routiers qui s'apprêtent à passer la nuit en mer pour une traversée estimée à quatorze heures. Peu après 22 heures, le manège commence. À grands coups de sifflet, une partie des 36 membres de l'équipage (Français, Anglais, Portugais, Polonais, un Estonien et un Lituanien) guident les poids lourds dans l'antre de l'ancien « Blanca del Mar ». La gestuelle est rodée, énergique, presque artistique. Les camions alignés sont fixés au sol avec de lourdes chaînes. On ne sait jamais. Le golfe de Gascogne, en cette période hivernale, peut s'avérer piégeur. On ne sera pas déçus.
Des routiers, pas des marins
Sur la passerelle, alors que la côte s'éclipse dans la nuit, les conversations des habitués de la ligne tournent autour du mauvais temps. Inconsciemment, on redoute les creux de 5 à 6 mètres, qui sont monnaie courante. Il y a un mois, certains ont vu des vagues passer par-dessus le pont supérieur. Les chargements ont été ballottés et quelques camions ont eu la tôle froissée.
« Parti comme c'est parti, le commandant anglais ne va pas mettre les gaz à 20 nœuds. La mer n'est pas terrible, et la sécurité et le confort passent avant la décision commerciale », explique Fernando. Ce Lisboète, marin de père en fils, est commissaire de bord. Cela fait vingt ans qu'il navigue, dont six pour Louis Dreyfus Armateurs, après un long passé de croisiériste sur un paquebot.
Sur le pont 7 du « Norman Bridge », dont les murs sont tapissés de tableaux hippiques « so british », les routiers prennent leurs marques avant d'aller rejoindre leurs couchettes doubles. 210 cabines passagers sont à disposition. Chacun s'installe au prétendu lounge bar. Les cartes et les dominos sont de sortie. Les discussions suivent le rythme du roulis. Mario, routier portugais, arbore fièrement l'écharpe bleu et blanc du FC Porto, mais cache sa joie d'être monté pour la première fois sur ce rafiot.
« On est des routiers, pas des marins. Sur la route, on est tranquilles. L'entreprise nous demande d'embarquer, mais il faut avoir l'estomac solide », dit-il. João, son partenaire de belote, partage son avis. Quand le thème de l'écologie vient sur le tapis, il coupe court : « Tout ceci n'est que politique. Les camions d'aujourd'hui sont à 0,5 g, super-écolos, bien plus que ce bateau », s'emporte-t-il, après une journée commencée à 7 h 20 du matin quelque part en Allemagne.
Sur le pont, pause cigarette et embruns pour les camionneurs espagnols. Carlos Callado, natif d'Oviedo, « Poney » de son nom de guerre, est beaucoup plus réceptif. « C'est mon quatrième voyage, un vers le bas, trois vers le haut. Tu gagnes du temps et, sur le bateau, tu te reposes. J'arrive de la frontière hollandaise, via Paris. Au total, ce sont 2 000 kilomètres au compteur. Par la route, tu pars le mardi et tu n'es pas de retour avant le lundi. Par mer, le samedi, tu es à la maison », se réjouit-il.
Son compère, Javier, transporte une cargaison de fer, d'autres fois ce sont des patates ou des céréales pour animaux. « C'est très intéressant pour le patron de nous faire voyager les week-ends, notamment le dimanche, quand nous ne pouvons pas circuler par la route. Parfois, tu perds quelques heures, mais tu évites les gendarmes. Être tranquille, ça vaut de l'argent. » Sur le « Norman Bridge », on dit se mettre en quatre pour le confort du routier. « Avant, on ne mélangeait pas les passagers avec les camionneurs. Les deux salles de restaurant étaient séparées. Notre philosophie a changé. Il n'y a plus de sectarisme ni d'a priori. Et cela se passe très bien », assure l'intendant, Fernando.
Après une nuit de baston et d'estomac retourné, une visite de la cabine de pilotage nous est proposée. Le commandant anglais et son second fixent l'horizon sans ciller. Le pilote prend les vagues aux trois quarts, « les épaules », comme on dit dans le jargon.
Le maître à bord avoue s'être dérouté au large pour éviter une plus grosse houle près des côtes (des creux de 5 mètres) avec un vent de force 5. Résultat : un retard de cinq heures, soit dix-neuf heures de navigation. Gijón est enfin là. Les routiers sont pressés, voire heureux, de prendre le volant. Partis de nuit de Saint-Nazaire, ils repartent de nuit sur les routes des Asturies. Dimanche, le « Norman Bridge » reprendra la mer, à 16 heures, avec un plein de 90 poids lourds. « Depuis le début, cela marche mieux dans ce sens-là. Nous approchons les 70 % de remplissage. Depuis Saint-Nazaire, c'est du 50 %. Et nous espérons faire beaucoup mieux en sortant de la crise avec plus d'exportations et moins d'achats », assure Adriano Cadrecha, un des responsables du très ambitieux port de Gijón.
100 000 camions espérés par an
L'autoroute de la mer Montoir-Gijón a été inaugurée le 16 septembre dernier. Depuis, elle tourne au rythme de trois allers-retours par semaine (
http://www.ldlines.fr). Les premiers chiffres sont estimés « encourageants », puisque le « Norman Bridge » a embarqué 2 000 remorques dans les trois derniers mois de 2010. L'affluence la plus surprenante est venue des passagers classiques. Elle s'élève, dans la même période, à 6 300.
À terme, l'armateur Louis Dreyfus table sur 13 000 poids lourds dans la première année d'exploitation, puis sur 100 000 annuels au bout de cinq ans (de 3 % à 5 % du trafic actuel entre la France et l'Espagne).
Si les objectifs sont atteints, le périple deviendrait quotidien, avec deux bateaux en service ou, tout au moins, un plus grand que l'actuel. Pour un bateau exploité à une vitesse de 22 nœuds durant quatorze heures (durée moyenne de la traversée Saint-Nazaire-Gijón), le point mort économique est situé à 50 % de taux de remplissage, c'est-à-dire la moitié de la capacité annuelle du navire ropax (45 000 camions). Le « Norman Bridge », aujourd'hui en activité, a fait ses preuves sur la ligne Boulogne-Douvres.
Il a été construit par Astilleros Españoles, à Séville en 1999, et bat pavillon britannique. Les tarifs pratiqués se veulent attractifs. Ils sont de 450 euros un aller simple (400 euros si l'aller-retour est prévu). Par la route, les villes de Saint-Nazaire et Gijón sont distantes de 1 000 kilomètres et on estime à 1 euro le kilomètre pour les poids lourds.
L'intérêt de ce transport est bien évidemment d'ordre écologique. « Avec un taux de remplissage de 50 % à 60 %, notre bateau émet moins de CO2 que la totalité des camions transportés », assure Antoine Person, secrétaire général de Louis Dreyfus Armateurs.
La ligne Montoir-Gijón a suscité aussi un rapprochement économique (mais pas seulement) entre les deux villes. C'est ensemble que les deux ports présenteront leur aventure commune aux journées logistiques de Paris et de Barcelone.
J. S.