Ce sont souvent les catastrophes qui ont fait avancer la règlementation maritime : la sécurité à bord a été codifiée après le naufrage du Titanic et les grandes marées noires des années 60 et 70 ont amené la législation en matière de pollution. Le droit s’adaptait aux faits. Depuis quelques années, c’est le phénomène inverse : le droit précède. Depuis les années 1990, le sommet de Rio puis les différents rapports du GIEC, la prise de conscience globale de l’impact des activités anthropiques sur l’environnement a provoqué l’émergence d’un cadre règlementaire sur les différents secteurs de la vie quotidienne et industrielle globale.
Le transport maritime ne fait pas exception. Les chiffres sont régulièrement rappelés : 90% du commerce mondiale transite par les mers, les navires aux dimensions gigantesques se multiplient, que ce soit les bateaux de charge ou les navires de croisière qui escalent au cœur des grandes villes. Bien entendu, ces mastodontes ou même les plus petites unités, sont régulièrement montrés du doigt : combien de tonnes de CO2 émises pour un voyage océanique d’un maxi porte-conteneurs ? combien de particules fines envoyées dans les airs par les groupes électrogènes d’un paquebot à quai ? combien de soufre et d’oxydes d’azote, issus des cheminées de navires, retombent-ils sous forme de pluie acide ? Avec, sous-jacent, des questions de santé publique.
Une première réglementation dès 1997
Des interrogations citoyennes et légitimes qui, il faut le souligner, ont été prises en compte relativement tôt par l’Organisation Maritime Internationale. L’annexe 6 de la convention Marpol, qui prévoit un encadrement règlementaire pour les émissions des navires, a été rédigée dès 1997 pour entrer en vigueur en 2005. Régulièrement, le comité spécialisé MEPC de l’organisation internationale se réunit pour faire évoluer les textes et les conditions de leur application.
Au rythme imposé par les négociations multilatérales - trouver un accord qui puisse être ratifié par le plus grand nombre est un exercice diplomatico-économique fastidieux-, les choses évoluent raisonnablement. En l’espace de vingt ans, l’industrie maritime mondiale a ainsi vu la mise en place de deux contraintes règlementaires importantes : l’abaissement drastique des émissions d’oxyde de soufre (SOx) et l’encadrement de plus en plus sévère de celle des d’oxydes d’azote (NOx). Pour mémoire, les NOx et les SOx sont classés dans les produits acidifiants et contribuent de manière importante à l’effet de serre et au réchauffement climatique. Les deux cadres juridiques les règlementant sont en train de provoquer une véritable transition énergétique à bord des navires. La plus importante sans doute depuis le passage de la vapeur au diesel.
Les NOx et SOx premiers à être limités
Pourquoi ces deux familles de particules oxydées sont-elles en train de changer la donne ? Il faut sans doute d’abord rappeler ce qu’elles sont : des résidus de combustion. Dans un moteur thermique, l’énergie mécanique est fournie suite à une combustion entre l’oxygène et un combustible. Ce dernier peut-être du fuel, du mazout, du diesel, du gaz … Le résultat de cette combustion provoque l’émission de CO2, issue de l’association entre le carbone du combustible et l’oxygène ayant provoqué la réaction, ainsi que des éléments « brûlés » (oxydés) lors de cette opération. On y trouve ainsi des oxydes de soufre (SOx), ce dernier étant très présent dans le fuel mais quasiment absent du gaz. Parfois, on trouve aussi des oxydes d’azote, les NOx. Contrairement aux SOx, ceux-ci ne sont pas le résultat d’une réaction chimique « normale ». Ce sont des témoins d’une combustion imparfaite. L’azote présent dans l’air se combine avec l’oxygène en raison d’un mauvais ratio de combustible par rapport à l’air injecté dans le cylindre. Beaucoup de facteurs expliquent ce dérèglement de la réaction : une température trop élevée dans le cylindre ou dans le collecteur de balayage, une trop forte charge du moteur ou encore une mauvaise qualité du combustible. Là encore le fuel est beaucoup plus sujet à produire des NOx que le gaz.
L’annexe 6 de la convention Marpol, dans ses règles 13 et 14 prévoit un encadrement obligatoire des taux d’émissions des NOx et SOx. Des abaissements progressifs qui ont commencé au milieu des années 2000 et qui se poursuivent toujours.
Pour le SOx, la première barrière a été franchie au 1er janvier 2012 où un taux de 3.5% a été rendu obligatoire. Prochaine étape, le 1er janvier 2020, avec un abaissement à 0.5%. Parallèlement, des zones dites sensibles (mer du Nord, Baltique, Caraïbes et Amérique du Nord) se sont vues appliquer une législation spécifique et n’autorisent actuellement que 0.1% de SOx dans les émissions. Pour répondre à l’évolution de ces contraintes, les armateurs ont dû réagir. Les premiers ont été ceux travaillant beaucoup dans les zones SECA, le nord de l’Europe en tête. Dès le début des années 2000, on assiste à la multiplication de l’offre des scrubbers, ces dispositifs de nettoyage de fumées qui captent les oxydes de soufre en les « douchant » avec de l’eau de mer qui les transforment en sulfites. Des dispositifs lourds, qui ont progressivement équipé toute la flotte des ferries nordiques, celle des caboteurs de la Baltique puis celle des navires travaillant en Manche.
Un choix de raison pour les armateurs qui réalisent la majorité de leur trafic dans les zones à émission limitée à 0.1%. Ceux qui n’y font que « passer », comme par exemple, les navires océaniques arrivant de Chine pour la tournée des ports du Nord, choisissant de passer sur un combustible désulfuré, type gasoil, beaucoup plus cher et moins accessible que le fuel lourd habituellement utilisé sur leurs gros moteurs deux temps.
Avec l’abaissement général des émissions de SOx à 0.5% au niveau mondial au 1er janvier 2020, la donne va encore changer. Les armateurs vont devoir choisir : équiper systématiquement leurs gros navires de scrubbers pour continuer à utiliser le fuel lourd ou passer à un combustible plus vertueux ? Le nord de l’Europe a tranché depuis longtemps et le reste du monde est en train de le suivre : ce sera la deuxième solution.
La réglementation SOx pousse le GNL
Celle-ci s’appelle, pour le moment, GNL pour gaz naturel liquéfié, qui présente l’avantage de ne pas rejeter de SOx. Depuis une quinzaine d’années, les motoristes, souvent en partenariat avec les armateurs, ont réussi à faire évoluer les moteurs thermiques pour que ceux-ci puissent utiliser le GNL dans les mêmes conditions que le diesel. Désormais, toutes les motorisations, des plus rapides aux moteurs cathédrales, sont disponibles en modèle dual-fuel (pouvant fonctionner au diesel et au GNL et nécessitant un peu de diesel pour l’allumage) et pour certains d’entre eux, c’est le positionnement notamment de Rolls-Royce, en moteur pur GNL. Et, si les mentalités ont mis un certain temps à évoluer, les armateurs du monde entier, de la Norvège à la Chine, des porte-conteneurs aux paquebots, se tournent vers ce nouveau combustible, dont on imagine désormais une logistique dédiée.
Le GNL s’avère également vertueux en matière de NOx. La règlementation sur les émissions de ces derniers a été fragmentée en trois trains de mesures, baptisés Tier I, II et III, dont la mise en œuvre s’étale entre 2000 et 2021. Imposant des taux de plus en plus contraignants en matière d’émissions, ces différents cadres s’imposent prioritairement aux motoristes qui doivent garantir l’optimisation de la combustion et des différentes pièces y concourant pour réduire le taux d’oxyde d’azote. Il appartient ensuite aux armateurs de veiller au maintien de ces performances tout au long de la vie du navire, ce qui apporte des contraintes parfois importantes en matière d’entretien et de choix de pièces détachées. Là encore des zones sensibles (Baltique, Mer du Nord, USA-Canada et mer des Caraïbes) ont des échéances plus drastiques.
Le GNL, qui réduit les SOx, les NOx et les particules fines, est-il pour autant la panacée universelle ? Capable d’allier les impératifs environnementaux avec les exigences économiques ? Sans doute. Mais d’autres questions vont se poser.
La question de l'émission de CO2 dans la propulsion navale
Quid de l’émission de CO2 ? Le moteur GNL reste un moteur thermique. Il émet du CO2 suite à la combustion. Pour l’instant, l’évolution règlementaire mondiale sur la question est encore en cours. Mais il ne fait aucun doute que ce sera la « nouvelle frontière » en matière de propulsion des navires : trouver le moyen de réduire drastiquement les émissions de ce gaz à effet de serre.
Là encore, l’industrie réfléchit depuis quelques temps. L’indice d’efficacité énergétique EEDI des navires a déjà pris en compte cette question. Depuis longtemps, on sait qu’il faut optimiser la charge des moteurs thermiques, lisser leur consommation : c’est le principe de la propulsion diesel-électrique bien ancrée à bord des navires de services. Partant de ce principe, les industriels ont fait évoluer la réflexion de la présence de l’électricité à bord. D’abord, parce qu’il en faut de plus en plus à bord, avec de plus en plus de propulsion de type pods, de systèmes de positionnement dynamique, de cabines et espaces publics dans les paquebots… Et ensuite parce que l’électricité est de plus en plus maîtrisée et sécurisée à bord des navires.
On a débuté par le courant quai, capable de faire fonctionner le navire en escale grâce à l’électricité envoyée depuis la terre ou de charger des super-condensateurs capables de propulser un petit navire pour de courtes traversées. Puis, dans la foulée du boom des voitures hybrides et électriques qui ont fait rapidement évoluer la technologie des batteries, on a commencé à ajouter de l’électricité dans le « mix » propulsif des bateaux. L’électricité ne se cantonne plus à être un relais, elle devient une source d’énergie directe via des batteries. Le bateau peut « choisir » sa propulsion et passer en mode tout électrique pour être parfaitement silencieux dans un environnement sensible, pour ne pas du tout polluer quand il entre et manœuvre dans un port.
Et l'hydrogène?
Là encore, la technologie est en cours de développement. Si les performances des batteries ne cessent de s’améliorer, les moyens de les charger peuvent encore poser question pour les futures prospectives. L’électricité, si elle se présente comme l’énergie la plus propre, doit cependant être créée. Alimentation par des moteurs thermiques ? Chargement sur un réseau terrestre alimenté par des sources carbonées ou nucléaires ? Là encore, les émissions, même si elles sont réduites ou délocalisées, existent toujours.
Existe-t-il une solution parfaite ? Un combustible parfaitement écologique qui ne rejette aucune particule ni CO2 ? Ce pourrait être l’hydrogène, sur lequel beaucoup planchent actuellement. Une simple réaction chimique qui crée de l’énergie électrique et qui ne rejette que de l’eau. Un idéal, qui en pratique doit être désormais attentivement étudié pour voir comment il pourrait être marinisé et industrialisé. Comment produire l’hydrogène nécessaire à la réaction chimique sans avoir recours à des procédés impliquant des matières carbonées ? Comment le stocker et l’utiliser de manière parfaitement sécurisée ? L’industrie se lance. En France et ailleurs, on commence à voir des petits bateaux utilisant des piles à hydrogène. Des initiatives se développent dans tous les secteurs, la pêche, un ferry utilisant de l’hydrogène issu des énergies renouvelables à Ouessant, des navibus… tout semble désormais envisageable dans ce nouveau domaine.
Mais, dans l’industrie, il faut parfois aussi s’habituer au temps long : celui qui permet de développer de nouveaux concepts, de tester des innovations et surtout de laisser la règlementation suivre. La dynamique est là, provoquée par la règlementation et portée par des initiatives publiques et privées. Le jeu est ouvert : GNL, électricité, hydrogène mais aussi voile ou photovoltaïque, avec des mix possibles de plusieurs technologies… l’avenir de la propulsion des navires est entrée de plain-pied dans une transition qui fera peut-être d’elle un des précurseurs du secteur industriel.